Extrait de Premiere

A C C U E I L

Première, Décembre 2001, No. 297, p. 106-109

Dans son dernier film, "Mulholland Drive", David Lynch fait vivre un univers étrange et beau que les mots ne sont pas toujours suffisants à expliquer

Interview: Gérard Delome

Même s`il en veut aux producteurs d`ABC d`avoir refusé ce qui devait être le pilote d`une série télé, David Lynch a tiré avantage de ce revers en laissant à son imagination le temps de trouver comment rendre cohérent un de ses films les plus stupéfiants. Tel un humoriste qui rechigne à expliquer ses gags, Lynch n`a pas d`explication à donner sur certains des éléments les plus bizarres ou abstraits. Il préfère raconter des histoires parfois hilarantes, et laisser parler les images et la musique.

Première: Mulholland Drive fait référence à une route sinueuse alors qu`Une histoire simple [vraie] suivait un parcours en ligne droite. Faut-il y voir un signe?

David Lynch: Mulholland Drive est une route fantastique, située sur la crête des montagnes de Santa Monica. Par moments, elle traverse une zone résidentielle et, parfois, elle a des allures de route de montagne, ouverte et sauvage. La nuit, elle est très sombre. Beaucoup d`histoires et d`expériences y sont liées. Elle a un grand pouvoir d`attraction et de mystère. De certains endroits, on a une vue panoramique de Los Angeles ou de la vallée. On peut même voir les îles Catalina par beau temps. C`est une bonne expérience, de jour comme de nuit.

Entre le pilote de série télé refusé et la reprise du tournage pour en faire un film, que s`est-il passé?

Canal+ et Pierre Edelman m`ont proposé de reprendre le projet pour en faire un film. Il leur a fallu un an pour récupérer les droits. À la fin de cette année, je n`avais aucune idée de la façon de transformer en un film cohérent ce que j`avais tourné. Mais, une nuit, je me suis assis, et, en l`espace d`une demi-heure, les idées étaient arrivées. J`ai écrit les scènes additionnelles, et nous sommes repartis pour tourner pendant quatre semaines. Ces idées nouvelles ont changé chaque élément existant, et ce que nous avons tourné en plus a affecté le début, le milieu et la fin.

Avec ses rêves et ses désillusions, on dirait un hymne à la mythologie hollywoodienne.

Hollywood est un grand réservoir de mythologie. Il est toujours porteur de beaucoup d`espoir. Les gens croient qu`ils vont pouvoir s`exprimer ou devenir célèbres. C´est pourquoi ils sont si nombreux à débarquer ici, exactement comme les gens qui sont attirés par Las Vegas et la perspective de gagner gros. Mais très peu d`entre eux y arrivent.

Quels problèmes avez-vous rencontrés?

On n`a rencontré que des problèmes. Les décors, les costumes, beaucoup de choses ont été perdues pendant cette année [d`inactivité]. Soit dit en passant, ça fait un drôle d`effet de voir avec quelle négligence les choses sont gérées. Par miracle, nous avons trouvé ce qui avait été perdu et avons fini par rassembler tout ce qu`il nous fallait pour continuer.

Y-a-t-il des éléments que vous regrettez de ne pas avoir pu développer?

Non. Je pense que cette histoire a toujours aspiré à devenir un film. Elle a seulement pris un étrange chemin pour aboutir. À mon avis, c`est une bénédiction d`avoir procédé en deux temps. Ces idées ne seraient pas venues si, dès le départ, le projet avait été conçu pour être un long métrage.

Pouvez-vous dire quelles sont les scènes que vous avez tournées spécialement pour le film?

Non [il rit].

Dans la scène de la conférence, on dirait que vous avez voulu régler vos comptes avec les gens au studio en montrant que le réalisateur n`a aucune initiative.

Oui, les gens prennent les décisions à sa place. C`est une question de pouvoir. C`est comme ça que ça se passe parfois à Hollywood. En France, on s`en rend pas très bien compte parce que le metteur en scène, ou le peintre ou le sculpteur, ont les clés de la liberté. Ils font ce qu`ils veulent. À Hollywood, le réalisateur est souvent un citoyen de seconde classe.

Pourquoi avoir donné le rôle du producteur à Angelo Badalamenti?

Angelo est un compositeur, mais je sais qu`il a toujours rêvé de jouer. L`expérience prouve qu`il a un vrai don d`acteur, mais j`ai peur d`avoir crée un monstre. Je crois qu`il va être très difficile de travailler avec lui à partir de maintenant.

Peut-on voir le personnage du cow-boy comme un équivalent de l`homme en noir de Lost Highway, à savoir une sorte d`intermédiaire entre deux univers?

Je n`aime pas trop m`étendre sur la signification des choses. Ce que je peux dire, c`est qu`il y a une tradition à Hollywood des acteurs cow-boys. C`est une espèce en voie de disparition, mais il en reste. Ils font partie d`un groupe très particulier, ils vivent leur propre vie, ils ne nagent pas dans la même eau que les autres acteurs. Que dans cette ville réputée pour ses gangs de rue, il reste encore des cow-boys, ça m`a toujours fait rêver.

D´où vient son costume?

C`est Monty Montgomery. Il est mon ami depuis longtemps et je lui ai demandé de jouer le cow-boy. Il porte ses propres vêtements. Il collectionne beaucoup ce genre de choses. Le chapeau qu`il porte a réellement appartenu à Tom Mix. Monty était producteur sur Sailor et Lula. C`est lui qui m`a suggéré de lire le livre. Il voulait le réaliser. À l`époque, je l`avais prévenu qu`il y a des chances que je veuille en tirer un film après l`avoir lu. Je plaisantais, mais en fait c`est ce qui s`est passé.

Comment expliquez-vous que vos films soient plus clairs quand on les revoit?

La plupart du temps, on a fait le jour d`un film à la première vision. Mais certains films, comme Hui et demi de Fellini, comportent des abstractions qui ne se révèlent pas avant deux ou trois visions. De même pour les films de Kubrick: je les apprécies un peu plus à chaque fois que le les vois. Dans certains cas, les univers sont tels que vous avez carrément envie de les habiter. Si je pouvais, je verrais Sunset Boulevard ["Boulevard du crépuscule", Billy Wilder, 50] tous les jours.

Peut-on dire que Kubrick vous a influencé?

C`est possible. Je sais qu`il a aimé Eraserhead, et ça m`a touché jusque dans mon âme.

On peut voir que vos peintures au hasard des expositions. Que faites-vous d`autre lorsque vous ne tournez pas?

J`adore la photo. Mes sujets préférés sont les usines et les nus. J`aime aussi manipuler des photos sur Photoshop [un logiciel]. Ces applications nouvelles sont incroyablement bonnes. Un univers nous attend là.

Vous avez eu des mésaventures avec une vache. Que s`est-il passé exactement?

On m`avait demandé de faire une vache pour une exposition new-yorkaise appelée "La parade des vaches". Les organisateurs m`ont envoyé une vache en fibre de verre et j`avais  carte blanche pour l`interpréter. J`ai bien insisté sur cette liberté parce que j`avais mon idée. Au lie de peindre la vache, comme ils devaient s`y attendre, je l`ai un peu démantibulée. Une fois finie, je l`ai expédiée. Elle a d`abord fait une escale à San Francisco. C´est à New York que les ennuis ont commencé. Les organisateurs ont été très offensés par ma vache et l`ont éloignée de la parade des vaches. Ils l`ont transportée dans des sous-sols secrets de plus en plus profonds. Pendant une semaine, on l`a vue dans une galerie du Connecticut avant de disparaître. Jusqu`à ce jour, je ne sais pas où elle est.

Quels sont vos projets musicaux?

J`ai formé un groupe, le Blue Bob, avec mon ami John Neff. Nous sommes sur le point de sortir un nouvel album. Vous m`entendrez jouer de la guitare électrique. Le son évoque les usines avec une sensibilité des années 50. Et je travaille toujours avec Angelo [Badalamenti] sur un groupe appelé Thought Gang. Nous préparons actuellement un album.

Quelles en seront les ambiances?

J`aime le heavy-metal et aussi le rock`n`roll onirique des années 50. Pour moi, cette forme de musique s`est exprimée pendant une période assez brève qui correspond à la collision du rhythm`n`blues et du rockabilly. C´est parti ensuite dans différentes directions, qui, à mon goût, ne sont pas aussi satisfaisantes.

Que préparez-vous dans l`immédiat?

J`ai travaillé pendant deux ans sur un site Internet. Nous espérons le lancer incessamment. Nous voulions l`ouvrir au moment de la sortie américaine de Mulholland Drive, mais nous n`étions pas prêts. J`ai construit beaucoup de choses expérimentales, notamment trois nouvelles séries conçues exclusivement pour le Net. Il y a beaucoup beaucoup de départements, beaucoup d`endroits où se perdre. C´est un point de départ. On ne sait pas où ça va, mais ça n`arrête pas de changer.

Dans la peau de Laura Elena Harring se trouve Naomi Watts, 33 ans, plus connue pour son rôle de chercheuse dans la série "Sleepawalkers" que pour ses prestations ciné. Virage inespéré: "Mulholland Drive". Merci qui?

Interview: Christophe Carrière

Première: Qu`avez-vous compris de Mulholland Drive?

Naomi Watts: C`est l`histoire d`un vol d`identité par une jeune femme [Laura Elena Harring] prise dans une sorte de psychose. Elle a eu beaucoup de problèmes dans sa vie et, arrivée au plus bas de son moral, elle rencontre le personnage que je joue: une actrice pleine de promesses. La malheureuse s`investit tant dans cette relation que les identités switchent. Mais quand l`actrice cesse d`être disponible et gentille, le monde de l`autre s`écroule et elle se retrouve dans une situation pire qu`avant, car elle a goûté á la joie qu`elle ne connaissait pas et connaîtra plus. Cette interprétation n`engage évidemment que moi. Pourquoi vouloir tout savoir lorsqu`on regarde un film? Dans la vie, il y a un paquet de choses auxquelles on est incapable de répondre chaque jour. Chez David, c`est pareil: á vous de réfléchir, puis de prendre une décision. C´est tout la magie de son travail: le public est enfin libre de penser par lui même.

Qui êtes-vous vraiment?

Une Anglo-Australienne pas spécialement fière de son premier film ["Flirting", de John Duigan, avec Nicole Kidman, 91]. J`ai fait pas mal d`autres choses, dont Tank Girl [Rachel Talalay, 95]. Mais celui-là, comme les autres, n`a pas marché au box-office.

Le premier film de Lynch que vous avez vu?

Le premier film de David que j`ai vu, c`est Elephant Man. Et puis Blue Velvet, Sailor et Lula... Lost Highway, je l`ai vu plus tard, dans un avion. Ce n`était pas la meilleure façon de le découvrir, c`est sur...

La première fois que vous avez rencontré Lynch?

Je ne suis pas près d`oublier! D`habitude, quand vous passez des essaies aux États-Unis, il n`y aucun échange: "Bonjour, la caméra est là, merci, au revoir..." Pour Mulholland Drive, ça a été très différent. D`abord, on me dit au téléphone qu´il n`y a que quatre filles à passer ces essais, qu`il faut que je vienne comme je suis, le plus naturelle possible, et qu´il n`y a pas de script disponible. J´arrive donc chez David [il ne sort presque jamais chez lui où il donne tous ses rendez-vous] en jean-T. shirt-pas-maquillée sans savoir de quoi le film parle! David est en train de fumer une cigarette et me pose des questions: d`où je viens, ma famille, la mort de mon père [Peter Watts, ingénieur du son des pink Floyd], mon retour en Australie, la pension... Alors que j`étais censée être là pour me vendre et lui pour m`acheter, on discutait comme des vieux amis! À tel point que quand il m`a enlacé pour me dire au revoir, je me moquais d`avoir le rôle ou pas: j`avais rencontré un type fabuleux. J`en avais les larmes aux yeux! Puis on m`a rappelée: je devais refaire d`autres "essais", mais en m`arrangeant un peu plus: coiffeur, maquilleur, etc. David s`est presque excusé: "Vous savez ce que c`est, ces gens de la télé..." [au départ, "Mulholland Drive" était le pilote d`une série]. Ils voulaient voir ce que je rendais à l`image. David était agacé, mais s`est plié à l`exigence, même s`il avait déjà choisie. Comme quoi, la "gloire" dépend plus d`un rendez-vous que d`un bon essai.

Le plus difficile pendant le tournage?

Sans aucun doute la scène où je me masturbe. C´est quelque chose de très personnel, la masturbation. Faire ça devant son mec est déjà assez gênant, alors imaginez devant toute l`équipe d`un film! Le matin du tournage, j`avais un mal de ventre terrible. C´était nerveux. Pourtant, David était d`une grande patience. Il ne m`imposait aucune volonté. Au début, ce que je faisais ne lui convenait pas: il trouvait que c`était dérangeant, pas érotique. Je n`arrêtais pas de pleurer, de fermer les yeux. J`étais humiliée. Voyant qu`il n`arriverait pas à avoir ce qu`il déciderait de cette manière, David a improvisé une petite tente dans laquelle je ne voyais que l`objectif de la caméra. Et après avoir réussi la scène, je ne voulais qu`une chose: réitérer l`expérience!

Dans la peau de qui vous verriez-vous?

Jodie Foster, Julianne Moore, Cate Blanchett, Nicole Kidman... Dans la peau de quelqu`un de fort, qui a confiance en soi, qui n`est pas anxieux. En résumé, avoir un peu plus de bons films sous le coude afin d`avoir des propositions de plus en plus intéressantes.

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