La théorie de Tonio

A C C U E I L

Ton site est bien fait mais j'ai été déçu des explications données. Elles font toutes appel au rêve, au fantasme, du genre : "c'est normal qu'il y ait des invraisemblances, c'est un rêve, et tout le monde sait que dans un rêve, il y a des choses bizarres qu'on ne peut pas expliquer !" Pour moi les gens qui expliquent le film de cette façon passent complètement à côté : ils ont leur idée du film et veulent à tout prix que le film cadre avec, sans prêter attention au film lui-même, éludant les zones qui restent obscures. Alors que le film se suffit à lui-même, il n'est pas besoin de faire appel à des éléments qui lui sont extérieurs pour l'expliquer. Tout y est dit, David Lynch nous met toutes les clefs en main. A nous de les saisir.

Je pense qu'il n'y a pas 36 mille interprétations possibles, et que l'histoire que raconte Lynch est simple et ne fait pas appel autant au fantasme. Le flou que Lynch met en place n'est pas dans une division rêve/réalité mais dans un double point de vue, comme il est dit dans la première scène au bar : "Je fais deux rêves, en fait non, c'est deux fois le même rêve mais sous un point de vue différent. (...) C'est au même endroit, il n'y a que l'éclairage qui change." Les deux histoires racontées ici sont la même, vue sous deux angles différents. Le tour de force de Lynch et son talent a été, au lieu de séparer ces deux aspects, de les mêler. Ce qui est incroyable avec ce film, c'est que c'est un puzzle éclaté, mais dont les pièces éparpillées forment telles quelles une structure béton. Il ne s'agit en fait pas d'expliquer ce film, mais de le clarifier, et cela suffit à en saisir les tenants et aboutissants. C'est pourquoi je pense que vouloir l'interpréter est absurde, puisque tout y est déjà dit. Il suffit simplement de prêter l'oreille et de ne pas se laisser égarer par les apparences, que Lynch tient tellement à démolir.

On peut dire qu'il y a au moins deux types de scènes dans Mulholland Drive : celles qui mettent en abyme la création même de l'oeuvre, et celles qui servent la narration de l'intrigue. Il est évident que ces deux types sont solidement imbriqués et qu'ils ne peuvent fonctionner l'un sans l'autre. Par exemple, la scène au Silencio nous expose la façon dont il faut comprendre le film : il ne faut croire que ce que vous entendez, non ce que vous voyez, car à Hollywood, l'illusion réside dans l'image (ce playback de la chanteuse et des instruments est le reflet épuré de l'audition que fait passer le réalisateur, celle à laquelle assiste pendant un court moment Betty). Il faut ainsi non pas se fier à l'image (aux actrices que l'on voit à l'écran, sensées incarner un rôle bien défini) mais au son, c'est-à-dire aux noms que l'on entend (que Camilla Rhodes soit jouée par deux actrices différentes, qu'elle soit brune ou blonde, elle reste Camilla Rhodes, et c'est à ce personnage qu'il faut s'attacher ; vrai pilier de tout le film, elle en est le centre de gravitation). Et du point de vue narratif, cette scène est évidemment centrale dans l'intrigue puisque c'est au Silencio qu'est découverte la boîte bleue, qui plonge le spectateur dans la mémoire de "Rita", dans sa véritable identité. C'est un exemple parmi d'autre.

De plus, je trouve absurde de dire que la "vraie" histoire n'est racontée que dans l'une ou l'autre partie du film : pourquoi vouloir absolument découper ce film et n'en considérer qu'une partie comme "vraie" en se débarrassant de l'autre en disant qu'elle n'est qu'un "fantasme" ? Alors pendant plus d'une heure, Lynch nous aurait baladé dans un délire fumeux pour ne finir par raconter la véritable intrigue de son oeuvre que dans les derniers instants ? C'est ignorer que Lynch respecte son spectateur comme peu de réalisateurs le font, lui qui lui demande toute sa concentration et tout son être pour saisir les signaux qu'il lui lance ! Au contraire, je pense que tout le film se tient et peut se voir sur le même plan (même s'il est double) du début à la fin, s'il y a début et fin ! Car le coup de génie, c'est que cette histoire est un cycle infini, ou tout est à la fois bouclé et mis en suspension, l'histoire peut être commencée à n'importe quel moment de la narration, et le moment que choisit Lynch pour commencer son film est un choix parmi d'autres possibles.

Il suffira de résumer le film, mais cela n'est pas chose aisée, puisque les noms eux-mêmes sont interchangeables, puisque les actrices sont tour à tour blonde ou brune. Ce n'est finalement plus aux apparences qu'il faut s'attacher, mais à ce qu'il reste quand les masques sont tombés. Voilà ce que cela peut donner, en sachant que Betty et Diane ne sont que les deux facettes d'une même personne et qu'au même moment parfois, on assiste à l'exposition simultanée de différents stades de l'intrigue.

Betty, venue de Deeprivers dans l'Ontario (Canada), déparque à L.A. chez sa tante partie sur un tournage au Canada. La jeune fille compte faire à Hollywood une carrière d'actrice. Chez sa tante elle rencontre "Rita", une amnésique ayant eu un accident sur Mulholland Drive et qui s'est réfugiée dans la maison. Betty tombera amoureuse de "Rita". Toutes deux se mettent en quête de sa véritable identité. Cependant Betty subit une audition pour un petit film sans intérêt. A cette occasion, on lui parle d'un film à gros budget que tourne un réalisateur forcé de prendre pour le rôle principal une dénommée Camilla Rhodes.

Betty ne s'éternise pas et, suivant une piste par un nom dont s'est souvenu "Rita", elle accompagne "Rita" chez une dénommée Diane, qu'elles retrouvent étendue morte sur son lit. On imagine que Betty, baignant dans le monde du cinéma, est accompagnée de "Rita" dans ses auditions. Bref, tout le monde remarque "Rita", qui n'est autre que Camilla Rhodes, volant la vedette à Betty, qui n'est autre que Diane. Diane est amoureuse de Camilla. Celle-ci l'humilie en sortant avec le réalisateur. Lors d'une soirée chez ce même réalisateur, à laquelle Camilla a convié Diane, celle-ci raconte qu'elle vient de Deeprivers, dans l'Ontario, et qu'elle hérita des biens de sa tante décédée entre-temps. Puis, devant l'annonce des fiançailles de Camilla et du réalisateur, jalouse, elle décide de la faire tuer. Une nuit, alors que Camilla se rend chez le réalisateur qui habite Mulholland Drive, la tentative d'assassinat sur sa personne échoue du fait d'une collision avec une voiture. Résultat : les deux conducteurs chargées de la tuer sont tués, la victime en réchappe et, rendue amnésique, emportant l'argent qu'avaient reçu les conducteurs de la part du tueur à gages, payé lui-même par Diane, Camilla quitte Mulholland Drive, lieu de la perte de sa mémoire et de l'évènement-charnière du scenario (voilà pourquoi cela en est le titre du film). Cependant, Camilla ayant disparue, Diane, recherchée par la police puisqu'elle connaît la disparue, échange sa maison (n°12) avec celle d'une voisine (n°17) qui, du coup, reçoit par deux fois la visite de gendarmes. Diane, rongée par le remords et hantée par le souvenir de Camilla, se donne la mort sur son lit. Cependant, Camilla se réfugie dans une maison où elle rencontre Betty, une jeune Canadienne fraîchement débarquée. Elle lui fait croire un temps qu'elle s'appelle "Rita", ne sachant plus qui elle est. Puis toutes deux etc... Ce synopsis est forcément schématique car à chaque moment de l'histoire, les personnages se croisent, se dédoublent, n'ayant pas les mêmes fonctions dans le scénario selon les scènes, et charriant avec eux une somme d'expériences qu'ils ont ou non pas vécu selon l'avancée de l'intrigue et selon son niveau de lecture. Ce qui est génial, c'est que malgré la complexité des liens d'une scène à l'autre ou d'un personnage à l'autre, tout reste cohérent. Les niveaux de lecture s'imbriquant (par exemple la scène où le réalisateur, faisant l'audition de Camilla Rhodes (l'actrice blonde), aperçoit Betty, s'imbrique avec le fait que Betty elle-même s'enfuit en courant pour rejoindre Camilla Rhodes (l'actrice brune) à la recherche de son identité), il est donc long d'exposer en détails tous les effets et strates du scénario et l'utilité de scènes périphériques (comme celle du vieux couple ou celle du patient au café avec son psy) pour l'architecture narrative de base. C'est pourquoi je n'ai sélectionné que les moments clefs (mais il y en a tellement, des moments clefs, que je ne pouvais même pas tous les citer !!). De toute façon, ce que Lynch ne dit pas clairement dans ce film, il le sous-entend de façon tout à fait repérable : les liens logiques se font d'eux-mêmes (j'en ai établi quelques-uns dans le synopis).

Tonio

Parallelement à cette théorie je vous en propose une autre qui apporte une explication sur deux poins précis :

- Le frère Castigliani et le café - Etrange réaction que celle d'un des frères Castigliani lorsqu'on lui serre un des meilleurs cafés du monde : il le recrache et déclare "c'est de la merde"... C'est sûr : aucun café au monde ne conviendra à cet homme. Dans la seconde partie du film (celle que certains appellent "réalité" et que personnellement j'appelle "souvenir") on s'aperçoit que l'annonce du mariage entre Camilla et David est faite au moment précis du café, à la fin du repas : Lynch insiste d'ailleurs là-dessus puisque l'on est clairement en caméra subjective en train de boire le café comme si nous étions Diane en début de scène. C' est à ce moment, climax de la frustration, de la rage et de la détresse de Diane, que cette dernière croise dans la réception le regard de celui qui sera dans la première partie du film le frère Castigliani détestant le café qu'on lui sert. On peut imaginer que dans son fantasme de la première partie Diane effectue ce que nous faisons tous lors de nos rêves et que l'on nomme en psychologie "condensation". En effet Diane condense dans une même scène le personnage dont elle croise le regard, le café et le sentiment d'intense détestation et de rejet : aussi bon qu'aurait pu être le café durant la réception jamais Diane ne l'aurait apprécié étant donné les circonstances, il en va de même dans son fantasme pour le frère Castigliani. Il représente en effet le dégoût et la haine que Diane a ressentie à ce moment-là.

- Le clodo derrière le resto - Vous allez dire "ils en abuse des explications psychologiques, ce mec" (ben ouais ,je suis étudiant en psycho, héhé). Voilà, en psychanalyse on estime que les symptômes pathologiques sont dus (entre autres) aux mécanismes de défense qui empêche le conscient de se confronter au souvenir du traumatisme : il y a conflit. Ici le conflit se matérialise dans le restaurant où Diane a payé un tueur pour éliminer Camilla. Il y a conflit entre la haine/frustration qu'éprouve Diane envers Camilla et la culpabilité qu'elle éprouve d'avoir fait tuer celle qu'elle aime. Durant la transaction avec le tueur Diane voit au comptoir un type quelconque, type que l'on retrouve dans la première partie (fantasme) et qu'elle réutilise comme élément sous le même principe de condensation que j'ai exposé plus haut. Ce type va représenter une partie du Moi de Diane : sa conscience, l'élément visible de son iceberg psychique. C'est pour cela qu'il souhaite aller derrière le restaurant : pour voir ce qu'il s'est passé "derrière", c'est à dire ce qui se cache dans l'inconscient de cette Diane qui fantasme et réinvente sa vie en niant la mort de Camilla et donc son geste (elle a échappé à la mort au début du film). Mais alors que la conscience approche de la solution les défenses apparaissent : un immonde clodo qui empêche le type de passer en le terrassant de peur. Ca me semble d'autant plus plausible que c'est ce clodo qui détient une clef importante : la boîte bleue, cette boîte qui fait le lien entre le fantasme et les souvenirs que cette réalité que veut fuire Diane, est en sa possession (les défenses empêchent la conscience de "passer" mais il suffirait d'ouvrir la boîte, le clodo décidera quand Diane pourra accéder à ses souvenirs). Cette boîte qui peut représenter la faille dans les mécanismes de défenses.

- Le téléphone dans la thèse du suicide - Je ne rappellerai pas ici la théorie du suicide mais je l’appuierai par un des éléments intéressants du film : les coups de téléphone. En effet, à plusieurs reprises durant le film on voit un téléphone sonner sur une table de chevet, téléphone posé à côté d’une lampe rouge et d’un cendrier. Ce sont selon moi les seuls moments du film se passant dans la réalité avec la scène de l’oreiller en début de film : en fait ce téléphone sonne réellement dans la réalité à côté d’une Diane commençant à sombrer dans le coma en raison de sa prise de barbituriques, des gens l’appellent (peut-être pour prendre de ses nouvelles étant donné l’état dépressif dans lequel elle se trouvait ces derniers jours) mais elle ne l’entend pas en raison de son état ou, si elle l’entend vaguement, c’est au travers des vapes de délires médicamenteux qui inondent son esprit. Mais quoi qu’il en soit elle ne peut se lever pour répondre : elle sera en effet bientôt morte. C’est pour cette raison que ce téléphone près de la lampe rouge n’est jamais décroché !

Non signé

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