Tout ce que vous avez voulu savoir sur Mulholland... sans jamais oser le demander

A C C U E I L

Ceci est la traduction, par Mathilde, d'un document d'origine anglaise (voir ici) gentiment conseillé par Barbara (ah les femmes... que ferions nous sans elles?).

La traduction qui suit a été faite dans le plus grand respect du texte original, cependant, j’ai pris la liberté de rectifier certaines erreurs quant aux prénoms des personnages. Leur but est d’éclairer nos interprétations de Mulholland Drive, laisser ces erreurs telles quelles nous perdrait encore plus… Mathilde

Tout ce que vous vouliez savoir sur Mulholland Drive

 L’effrayant Cow Boy ! La mystérieuse boîte! Tant de sexualité ! Nous répondons à toutes vos questions sur le « dernier outrage » de David Lynch- le film le plus bizarre de l’année.

 Par Bill Wyman, Max Garrone, et Andy Klein. 

23 octobre 2001. Mulholland Drive, la dernière production de David Lynch émerge-deux heures et vingt cinq minutes de frissons macabres, d’érotisme très prononcé et d’images indélébiles. Mais le tout est également très confus. Des bribes et morceaux d’histoire s’entrecroisent, des personnages apparaissent et disparaissent ; le film subit un virage incompréhensible aux deux-tiers du récit, et il semble y avoir trois ou quatre fils directeurs qui ne paraissent rien avoir à faire les uns avec les autres.

De ce fait, le film est analogue à un des précédents films de Lynch, Lost Highway, sa bombe cinématographique de 1997. Dans ce film, Bill Pullman, la quarantaine à peu près, se languit dans sa cellule. C’est alors que, sans explication, il se transforme en un Balthazar Getty de 20 ans environ, et est libéré de prison, alors que le film se poursuit sur une histoire parallèle. Ce n’est qu’un morceau du puzzle de ce film dont le scénario est régulièrement comparé par les critiques au ruban de Möbius.

Mulholland Drive est un film de ce genre, bien que sa palette filmique soit plus variée, son décor (Hollywood et l’industrie du film) plus extravagant, ses thèmes plus explicites. Par dessus tout, la narration est plus suggestive et malicieusement surréelle qu’opaque et frustrante.

En cela, ce pourrait être le plus conventionnel et cohérent de tous les films « ardus » de Lynch (Eraserhead, Blue Velvet, Twin Peaks, Fire walk with me, Sailor et Lula, Lost Highway). Tous les thèmes récurrents dans son œuvre- d’étranges entités tirant les ficelles au delà du décor, des actes spontanés d’extrême violence, les obsessions bizarres des personnages, et le sentiment que le surréel a une place importante dans notre vie de tous les jours- sont présents ici, mais il les a liés à une histoire narrative qui, à la fin, se résout d’elle-même. Pour les aficionados, il y a des point obscurs qui les plongeront, pour beaucoup d’entre eux, dans le débats, alors que pour d’autres, le sentiment que Lynch se dévoile finalement et nous révèle ce qu’il est fera surface.

Aujourd’hui, de tous les films américains les plus récents, seul Memento est aussi proche du défi pour l’esprit et presque autant impénétrable à la première vision. Ce qui suit inclut un synopsis du scénario et les réponses aux questions posées sur ce qui se passe dans  l’étrange univers de Mulholland Drive. Alors mieux vaut arrêter la lecture de cet article dès maintenant si vous n’avez pas encore vu le film…

 Voici le scénario de base : le film ouvre sur un plan intemporel et distordu de gens dansant le jitterbug- une sorte de vision infernale d’une publicité pour Gap. L’on voit alors en surimpression l’image délavée d’une jeune femme au sourire béat d’une jeune reine de retour au pays.

Pendant quelques secondes, on distingue une couverture rouge, accompagnée d’une respiration forte et régulière rythmant la bande son.

Le film débute alors, à proprement parler, sur quelques histoires parallèles. Dans l’une, une femme magnifique est assise à l’arrière d’une limousine arpentant les virages ondoyants de Mulholland Drive, surplombant Los Angeles. Le chauffeur s’arrête de façon inattendue et pointe une arme sur elle. Cependant, avant qu’il puisse tirer, la limousine est heurtée de plein fouet par l’une des deux voitures en pleine course, que Lynch a pris soin de nous montrer précédemment. La femme voluptueuse s’extirpe du véhicule, au milieu de la fumée, et descend les collines d’Hollywood pour finalement s’endormir dans un appartement dont la propriétaire partait en vacances.

Brusquement, alors, nous voyons une cafétéria dans laquelle un jeune homme nerveux et visiblement troublé parle à un homme d’âge moyen, apparemment plus posé. Le plus jeune avoue avoir rêvé de cette cafétéria et d’un « monstre » dehors. Ils sortent alors et voient ce « monstre » ! Le jeune homme s’évanouit.

Quelqu’un est à la poursuite de la femme rescapée de l’accident. On aperçoit un homme étrange décrocher un téléphone pour se faire dire qu’on ne l’a pas retrouvée. Il appelle un numéro et passe le message, réceptionné par un homme sur l’appareil d’une chambre aux murs jaunes et sales. Ce même homme compose alors un numéro. Un téléphone sonne, sur une table de chevet, juste à côté d’un cendrier, mais personne ne répond.

Lynch nous présente alors un nouveau personnage, Betty, alors qu’elle débarque de son avion, discutant joyeusement avec un couple de personnes âgées rencontrées sur le vol. Betty semble très provinciale, presque la pitoyable jeune fille fraîchement arrivée à Los Angeles pour tenter sa chance en tant qu’actrice. Le vieux couple lui souhaite bonne chance avec effusion.

 Cependant, dans un autre flot narratif, un jeune réalisateur, Adam, est obligé par deux producteurs autoritaires hollywoodiens d’engager une jeune ingénue sur le tournage de son film- une bonde nommée Camilla. Il refuse insolemment. Un homme étrange dans une sombre chambre ordonne que le tournage soit annulé. Adam rentre chez lui désespéré et retrouve sa femme au lit avec le nettoyeur de piscines, qui finit par jouer de ses poings.

Parallèlement, un jeune homme blond d’allure plutôt décontractée, discute dans un minuscule bureau avec un homme aux cheveux longs qui évoque un accident de voiture. Le jeune homme blond sort une arme et tire sur son interlocuteur, visiblement pour s’emparer d’un mystérieux carnet noir qui semble avoir un quelconque rapport avec la tentative de meurtre sur la femme du début du film. Une balle s’égare et heurte une femme dans le bureau voisin. Le jeune homme essaie alors de l’étrangler, puis la tue d’une balle. Il assassine encore un homme d’entretien témoin de la scène avant de tirer sur son aspirateur, déclenchant un feu et par la même occasion, les alarmes de l’immeuble. 

Betty loge dans un appartement prêté par sa tante, dans l’immeuble entretenu par une femme plus âgée disant s’appeler Coco. Betty tombe alors sur la femme désorientée se cachant dans la douche ! Elle croit alors, au premier abord, qu’elle est une amie de sa tante, mais il sera révélé plus tard que cette étrange invitée est amnésique. Elle se baptise elle-même Rita, après avoir perçu le nom de Rita Hayworth sur une affiche de film. Les deux héroïnes trouvent 50 000 $ et une mystérieuse clé bleue dans le sac à main de Rita. Cela convient parfaitement au caractère à Nancy Drew de notre provinciale et elles décident de découvrir le secret de la vie de Rita.

 Pendant ce temps, le réalisateur est étrangement menacé par de sombres forces, dont un terrifiant type affublé d’un chapeau de cow-boy, dans un corral désert situé au sommet de Beachwood Canyon, loin au dessus d’Hollywood.

Le Cow Boy, calme mais dangereux, ordonne au réalisateur d’engager Camilla, l’ingénue. « Si tu fais ce que je te demande, tu me reverras une fois » lui dit posément le cow-boy. « Si tu ne fais pas ce que je te demande, tu me reverra deux fois ».

 Au même moment, Betty se prépare pour sa première audition. Elle et Rita répètent la scène ; elle est disciplinée et conventionnelle. Mais au cours de l’audition, elle se transforme en véritable bombe se sensualité- et bluffe totalement le producteur et l’équipe assistant à la scène !

C’est alors qu’une directrice de casting emmène Betty sur le tournage du film d’Adam. Le tout ressemble à une sorte de pièce sur les années 50. Nous y voyons une femme chantant « 16 Reasons » de Connie Stevens. Soudain Camilla, l’ingénue que les producteurs imposent à Adam de façon assez menaçante, se met à chanter « I’ve told every little star » de Linda Scott.

« C’est la fille » dit Adam.

Il rencontre le regard de Betty, mais cette dernière court chez elle retrouver Rita. Les deux femmes suivent la piste jusqu’à l’appartement d’une autre jeune femme, Diane. Elles discutent avec sa voisine, puis entrent par effraction dans l’appartement pour trouver son corps pourrissant dans son lit !

Secouées, les deux filles rentrent et cachent les cheveux bruns de Rita sous une perruque blonde, afin de la transformer un peu. Betty invite Rita à partager son lit cette nuit là. Cette dernière remercie Betty pour son aide et les deux femmes trouvent le réconfort dans les bras l’une de l’autre.

« As-tu déjà fait ça avant ? » s’enquiert Betty.

« Je ne sais pas » répond Rita « Et toi ? »

Betty lui dit « Avec toi j’ai envie. Je suis amoureuse de toi. »

Rita rêve ensuite d’une scène dans une boîte de nuit. Elle y entraîne Betty ; le club s’appelle Silencio. Là, chanteurs et musiciens prétendent jouer, mais la musique est préenregistrée. Le présentateur déclame « Tout est sur bande, c’est une illusion. »

Dans la salle, le couple se met à pleurer. Betty tremble et sanglote dans une réponse hyperémotive à la musique. Sans explications, elle trouve une boîte bleue dans son sac.

Elles rentrent. Rita pénètre dans la chambre. Quand elle se retourne, Betty a disparu. Elle utilise la clé afin d’ouvrir la boîte. Elle est visiblement aspirée à l’intérieur : la caméra y plonge d’après le point de vue de Rita présumons-nous, pour finalement tomber au sol.

 Le film change soudainement. Nous sommes de retour nous sommes dans l’appartement de feue Diane. On entend quelqu’un frapper à sa porte ; on voit même le mystérieux cow-boy une seconde fois ! « Hey, mignonne, il est temps de se réveiller », dit-il.

Sa voisine, que nous avons déjà rencontrée, fini par la réveiller. Diane est hagarde, d’un blond délavé, l’air nerveuse et d’aspect épuisé. Elle remarque une clé bleue sur la table du salon.

Elle est liée à une appétissant mais froide brunette -l’amnésique Rita ! Son nom réel est Camilla –qui est le nom de l’ingénue que les producteurs soutiennent, cependant cette fille était blonde et plus petite- une femme totalement différente.

Toutes deux se caressent sur le canapé, mais brusquement, Camilla se fait froide. Elle dit « nous ne devrions plus faire ça ». Diane, horrifiée, lui répond « ne dit pas ça » et essaie de la forcer à continuer.

Cette Camilla est brusquement l’objet d’intérêt du réalisateur, maintenant heureux séparé de sa femme. On le voit expliquer à un acteur les mouvements qu’il attend de lui envers Camilla, sur le tournage de son film. Celle-ci s’assure que Diane assiste à la scène, ce qu’elle fait, bouillonnante.

Plus tard, nous apercevons Diane en train de se masturber dans une frénésie désespérée. Le téléphone sonne. Celui qu’elle décroche est le même appareil auquel personne ne répond vers le début du film. Diane est emmenée par une limousine –la même, semble-t-il, que celle dans laquelle Rita se trouvait. Elle roule également sur le même trajet, arpentant Mulholland Drive. Elle ne va pourtant pas être tuée. Au lieu de ça, elle est invitée à une fête par Camilla. L’hôte en est le réalisateur, dont l’étrange Coco semble être maintenant la mère ! Elle questionne Diane avec une expression dépréciative habitant son visage. Nous apprenons que Diane a été jeune championne de Jitterbug au Canada, et est venue à Hollywood à la mort de sa tante, celle-ci lui ayant laissé un héritage. Diane révèle qu’elle a joué quelques petits rôles, et a rencontré Camilla à une audition pour un grand rôle dans un film appelé « L’histoire de Sylvia North » réalisée par Paul Bruckner. Elle se l’est vu soufflé par Camilla.

Diane, de façon humiliante, est forcée d’assister au baiser que donne la blonde Camilla à sa Camilla, profond baiser sur les lèvres. Finalement, Camilla et Adam affichent leur liaison juste en face d’elle. Ils semblent être prêts à annoncer leurs fiançailles.

 La scène est abruptement coupée pour laisser place à une Diane hystérique, assise à la cafétéria, payant le jeune tueur blond 50 000$ afin d’assassiner son ex-petite amie. Elle trouvera une clé bleue sur la table de sib salon lorsque le travail sera fait, annonce-t-il.

La caméra glisse à l’extérieur, derrière la cafétéria, où l’on retrouve le « monstre ». C’est un sans abri, semble-t-il, au visage crasseux, les cheveux collés par la saleté. Il tourne la mystérieuse boîte bleue dans ses mains.

On retrouve soudain le souriant couple de retraités qui accompagnait Betty hors de l’avion –incroyablement petits, s’extirpant de la boîte. A présent, ils sont horriblement menaçants. Ils poursuivent Diane à travers son appartement, dans un flot de terreur. Elle s’enfuit dans sa chambre et se tire une balle dans la tête.

Le couple rit de façon hystérique.

 Nous voyons l’immense ville de Los Angeles de nuit. De spectrales images délavées flottent sur le paysage, comme au début du film. Cette fois-ci, ce sont les visages de Betty et Rita que nous apercevons. Alors suit un plan d’une étrange femme, fortement maquillée, dans le club où les deux femmes s’étaient rendues.

 « Silencio » dit-elle.

  

Tout ceci suscite un certain nombre de questions. Traitons les dans l’ordre (n’hésitez pas à nous envoyer des suggestions, des interrogations, ou des pensées plus complètes sur le film).

 

Mais que se passe-t-il dans ce film ?

Et bien il semble que Diane aie vraiment fait tuer sa maîtresse. Alors dans un fantasme masturbatoire, elle divague fiévreusement dans les moments précédent son suicide ; elle réinvente sa carrière détruite et sa relations ratée avec la femme qu’elle aime.

Le rêve commence par Rita/Camilla échappant miraculeusement à l’accomplissement du contrat que Diane avait posé sur elle. A partir de là, Diane, produit d’Hollywood, imagine l’histoire de manière tout à fait cinématographique : elle se voit elle-même en Betty, la naïve jeune fille aspirant à une carrière de starlette, qui réussit grâce à son brillant talent, et résout tous les problèmes semés sur sa route. Elle gagne aussi la femme !

Thématiquement, Lynch semble agencer différentes choses : l’imagerie symbolique mais vide de l’écran de cinéma, l’imagerie que cela implique, utilisée une poussière d’étoile pour dissimuler les désagréments d’un tournage ; l’imagerie que l’ambitieux utilise pour se réinventer et se reconstruire, et l’imagerie et l’invention que mettent en œuvre les acteurs pour créer leurs personnages.

 

Attendez, revenons à l’histoire de Diane et Rita : où se place Betty ?

Diane et Betty sont la même personne.

 

Développez !

Certains spectateurs remarquent immédiatement qu’elles sont la même personne, d’autres sont confus car elles semblent différentes. Si vous regardez de plus près, vous remarquerez qu’elles sont incarnées par la même actrice. Naomi Watts nous livre une performance techniquement éblouissante. Il est difficile de croire que l’enthousiaste Betty et la Diane désemparée sont une seule et même femme, mais elles le sont !

Comme certains lecteurs l’ont précisé dans une lettre à l’éditeur, Lynch glisse quelques indice amusants. « C’est étrange de s’appeler soi-même » dit Betty alors que les deux filles appellent Diane. « Salut c’est moi » dit-elle immédiatement sur son répondeur.

 

Très bien : « Ce n’est qu’un rêve ». Est-ce là le cliché que Lynch nous présente ?

Et bien, c’est un peu plus compliqué que cela. Ca explique certainement les attitudes exagérées, les émotions immenses et les étranges virages du scénario dans la première partie du film. Vus comme les manifestations d’un rêve, les élans à l’accent provincial de Betty -« Je vais devenir une star, chérie »- sont plus sensés.

Le fantasme de Diane signifie plusieurs choses. C’est évidemment le rêve d’un monde où sa relation avec Camilla serait différente –un endroit où celle-ci l’aimerait et dépendrait d’elle. Mais c’est aussi un requiem pour sa carrière ratée, et, avec réserve, une élégie à un Hollywood perdu. Mais Lynch semble plus ambivalent sur ce point qui, par analogie, englobe ma vision de rêve de Diane.

Lynch nous dit peut-être que ce rêve est celui que nous partageons tous lorsque nous regardons les films hollywoodiens et nous rappelle en même temps que c’est un rêve –c’est plein d’espoir et en dit beaucoup sur le rêveur. Le concept le plus problématique du film est l’hallucination de Diane qui lui fait voir de mauvais pouvoir derrière l’industrie hollywoodienne. Est-ce que ces divagations sont les rêves incohérents d’une aspirante adolescente détruite par l’échec ? Ou la vérité tenue secrète d’une personne ayant vu ces choses se faire de ses propres yeux ?

En cela, Diane elle-même est quelqu’un qui réagit au rejet en engageant un assassin. Lynch fait un excellent travail en entrecroisant les différentes facettes de la personnalité de Diane avec une critique plus large d’Hollywood en tant que business et la relation complexe entre Hollywood en tant qu’usine à rêve et son public. Il est possible que Lynch voie les consommateurs de l’Hollywood populaire comme presque incapables d’exprimer leurs griefs dans la vie réelle, de telle façon qu’ils s’en échappent à travers des fantasmes de vengeance.

 

A quelle époque se passe le film ?

Apparemment, c’est notre époque, mais la partie fantasmée su film est un voyage dans différentes parties d’un monde parallèle romancé d’immeubles hollywoodiens aseptisés, de stars vieillissantes et de parfaites panoramas d’époques recréées sur de bruyants plateaux de tournages. (Dans Blue Velvet également, Lynch utilisait le truc pour créer un décor moderne qui semblait cependant receler lourdement dans son atmosphère les décennies passées). Les deux femmes roulent souvent en taxi, touche anachronique. Mais les tueurs et les prostituées défoncées au crack peuplant le paysage appartiennent à notre temps. Par dessus tout, errer entre le fantastique et le réel, érigés contre les plan d’immeubles immenses, les parkings délabrés et l’infinie étendue de lumière qu’est Los Angeles la nuit, vue des collines.

A proprement parler, malgré quelques scènes nocturnes, c’est un de ces étranges tableaux dans lequel vit la terreur qui reste sous-jacent le jour.

 

OK. Et à propos de la boîte ?

Nous ne savons rien à concernant la boîte.

 

Et le monstre ?

Le monstre qui se cache derrière la cafétéria où Diane commandite le meurtre, semble être le démon avec lequel Diane se lie métaphoriquement quand elle décide de neutraliser sa maîtresse. A la fin, on découvre qu’il n’est qu’un sans abri, un personnage sensé rappeler le triste Hollywood que Diane a découvert après que son optimisme de jeune reine de jitterbug aie été terrassé. Et, OK –il est aussi le gardien de la boîte, symbole de la mort de Camilla et peut-être détentrice de la réalité (de la même sorte qu’un film). Une fois qu’elle est ouverte, Diane doit retourner au monde physique et accepter le fait qu’elle vient de faire une chose inhumaine.

Certains lecteurs voient beaucoup plus en la boîte : quelques uns trouvent une amusante –et difficile à débattre- connotation sexuelle. (Peut-être est-ce la raison pour laquelle le tueur se met à rire lorsque Diane demande ce qu’ouvre la clé). D’autres avancent qu’il s’agit d’une télévision. La pluralité de significations sied très bien à la texture du film.

 

La clé bleue est supposée symboliser la mort de Camilla. Mais on la voit vivante après ça…

Après une première partie suivie dans sa narration, le derniers tiers du film est une suite de flash-back. Diane voit la clé et comprend que le contrat a été respecté (elle comprend aussi probablement qu’elle devra payer pour ça ; sa voisins lui dit même que « les détectives sont encore passés »). Elle commence à analyser ce qui l’a amenée dans cette situation, de la froideur de Camilla à la liaison de celle-ci avec Adam, jusqu’aux humiliations subies au dîner. Diane réalise qu’elle a été réduite à un objet de pitié et de compassion, même par quelqu’un comme Coco. Tout cela l’entraîne dans une spirale descendante qui provoque la fantasmatique première partie et ainsi sa décision de se suicider.

 

Parlons des 50 000$. Diane les donne au tueur à gages. Pourquoi donc Rita les porte sur elle ?

C’est un bon exemple de la logique du rêve qu’exprime Lynch. Diane les fétichise et les place à un endroit étrange dans le film. Exactement comme avec la clé bleue. Le tueur dit qu’il laissera une clé bleue ordinaire sur la table de son appartement quand le travail sera fait. Elle se transmute dans son rêve en une clé futuriste. Ces deux éléments sont nécessaires au mélange de clichés cinématographiques qu’opère Diane dans son rêve, particulièrement ceux des films noirs (et aussi bien à la déconstruction du genre que fait le réalisateur « Une femme sort de nulle part avec 50 000$ dans son sac, accompagnés s’une clé bleue »)

Regardez le film attentivement et vous verrez que beaucoup de personnages et d’endroits sont piochés dans l’entourage de Diane et réinterprétés dans le rêve : le carnet noir du tueur à gages, sa voisine, la serveuse de la cafétéria, la mère du réalisateur, le réalisateur qui lui a refusé le rôle, la fille que Camilla embrasse au dîner, le cow-boy, même sa tante.

 

Quel mélange de clichés cinématographiques ?

Diane semble d’être imbibée du monde des films, de la télé, même des lieux de culture populaire, lors de son séjour à Los Angeles. La plupart des investigations de Betty et Rita sont des procédures tout droit sorties d’un carnet de note de Sam Spade en passant par Nancy Drew –entrer par effraction par les fenêtres, interroger les voisins, passer des appels anonymes, et ainsi de suite-. Lorsqu’elles sont au lit ensemble, il y a un plan qui montre leurs deux profils, hommage au Persona de Bergman. Betty aide Rita à se transformer en blonde, sorte de double d’elle-même à la Vertigo. Les séquences dans lesquelles Adam est outré de devoir engager Camilla sur son film ont une similarité tangente avec conversations menant à l’infâme scène de la tête de cheval dans Le parrain. Certains lecteurs remarquent qu’il y a un peu du magicien d’Oz, aussi bien qu’un schéma étrange de parallèles à la Pulp Fiction.

On trouve également de vagues échos de séries télé, pornographie et beaucoup d’autres choses, sans parler de la présence de Chad Everett (le type avec qui Diane fait son audition), la star des années 40 Ann Miller (Coco), Lee Grant (l’étrange voisine de la tante), Billy Ray Cirus (le nettoyeur de piscines), Robert Forster (le détective), et d’autres encore. Les références semblent toutes être ce que les théoriciens appellent « blank », de simples souvenirs ricochant dans l’esprit de la pauvre Diane à un très mauvais moment.

 

Bien, bien. Le cow-boy n’est-il pas simplement une variante du personnage menaçant de Robert Blake dans « Lost Highway », l’homme de « Sailor et Lula » etc. etc. ?

Il semblerait, oui. Le caricatural Roy Rogers est également un autre écho des premiers temps d’Hollywood quand les grands studios régnaient et ceux qui étaient à leur tête bénéficiaient virtuellement d’un pouvoir illimité et tiraient réellement les ficelles.

 

Le réalisateur a fait ce qui lui était demandé. Pourquoi voit-il le cow-boy deux fois ?

Et bien, le cow-boy apparaît une fois à Diane comme transition de son rêve à la réalité, faisant apparemment partie de ses hallucinations avant qu’elle ne se tue. Dans ce dernier tiers de « réalité », nous voyons le cow-boy traverser la fête donnée chez le réalisateur. D’après-nous, pris dans la logique sous-jacente du rêve de Diane, cela aurait été la dernière fois que le réalisateur l’aurait vu, depuis qu’il a engagé Camilla dans son film. Mais en réalité, il était simplement quelqu’un pénétrant dans son champ de vision, alors incorporé dans l’imagination paranoïaque de son rêve.

 

Et à propos de cette prostituée que le tueur questionne et embarque dans son van ? Et cette serveuse de la cafétéria ?

Elles semblent être pour Lynch des figures caractéristiques du milieu qu’il filme, différentes filles qu’Hollywood rabaisse de différentes façons. Diane s’imagine en Betty dans son rêve après avoir vu la serveuse de la cafétéria, elle même prénommée Betty, alors qu’elle parlait au tueur. Dans le rêve, Betty rencontre une serveuse appelée Diane.

 

Diane perd un rôle dans « L’histoire de Sylvia North » au profit de Camilla. Qui est Sylvia North ?

Ca nous dépasse. Mais remarquez que le réalisateur du film est Paul Bruckner, le type un peu illuminé, à son audition.

 

Ce vieux couple bizarre ?

Ils apparaissent aussi à la séquence d’ouverture sur fond de jitterbug. Ils peuvent être les juges du concours que Diane a remporté, ou ses parents. A la fin, ils semblent être des manifestations de son passé innocent revenu pour la terroriser.

 

Le film est dédié à Jennifer Syme. Qui est-ce ?

Syme était actrice, elle est apparue dans Lost Highway. Elle est morte dans un accident de voiture. Sa mort tragique fut citée dans les tabloïds car elle sortait avec Keanu Reeves.

 

Et à propos du club Silencio ?

Dans la logique du rêve de Diane, il est partie intégrante du glamour d’Hollywood, évoque l’existence désincarnée de beaucoup d’acteurs, et peut-être le vide de la réalité  que les films évitent de nous montrer. L’importance inhabituelle attribuée au son, comme opposé à l’image, ce qui semble être le thème du reste du film, est également typique de Lynch. Ses paysages sonores, ici comme dans ses autres films ardus, sont extraordinaires, et il confronte régulièrement le son à l’image. Souvenez-vous que dans Blue Velvet, qui traitait aussi de la réalité sous la surface de l’image, le jeune Jeffrey (Kyle MacLachlan) est introduit dans ce monde parallèle par le biais d’une oreille coupée.

Le compositeur attitré de Lynch, Angelo Badalamenti, joue l’homme à l’espresso  au début du film, insidieusement. De même en parlant de Blue Velvet, Dorothy Vallens vivait dans les appartements de Deep River. Betty vient de Deep River, en Ontario.

 

Que signifie cette scène avec Chad Everett, l’audition de Betty ?

Ceci nous apparaît comme étant possiblement le cœur du film. C’est l’apogée du personnage idéalisé que Betty a fait d’elle-même. Ainsi, à travers cela, l’immense force de ce passage semble suggérer que Lynch croit, peut-être passionnément, qu’il se passe quelque chose dans le jeu d’acteur, même pour les plus grands. Ce peut être son hommage spécifique au miracle de la construction de personnages comme celui de Diane, et par extension, à la création d’une personnalité dans notre subconscient et les plusieurs « nous » que nous ne connaissons pas. Les acteurs construisent leurs personnages à partir de rien plus que d’une grande imagination, et convainquent me public d’y croire. Lynch a fait la même chose de façon explicite tout au long de sa carrière.

Encore une fois, Naomi Watts devrait être remarquée pour jouer sur les différents niveaux de contrôle requis pour jouer de façon convaincante le rôle d’une starlette détrônée, s’imaginant en enthousiaste et idéaliste jeune fille qui ,ainsi, est capable de livrer une performance inespérée lors d’une audition –et par la même occasion donner aux différents niveaux de conception du spectateur un sens émotionnel à la fin du film. Brava !

 

L’histoire du tueur à gages est troublante. Qui est l’homme aux cheveux longs qu’il assassine ? Et que vient faire cette prostituée qu’il fait monter dans son van ? Est-ce que c’est Diane elle aussi ?

Le type qu’il tue si brutalement a fait une remarque à propos d’un accident de voiture. Il pourrait être impliqué en ce sens qu’il aurait pu être l’un des coureurs dont la voiture a heurté la limousine, et s’est retrouvé en possession d’un carnet noir que les hommes s’apprêtant à tuer Rita avaient sur eux. Dans la logique du rêve de Diane, le tueur avait besoin de ce carnet pour qu’il le conduise à elle. Nous savons que ça ne l’aidera pas à trouver Rita, mais lui l’ignore.

La scène est une autre citation cinématographique, cette fois évoquant les absurdes films noirs modernes ; cela permet à Lynch, dans la mesure du possible, de filmer un carnage insensé « à la Tarantino ». C’est aussi partie intégrante du bruit de fond narratif perturbant que Lynch aime mettre au cœur de ses films. C’est également la manifestation de son sentiment profond que tout n’a pas forcément de sens. Moins charitablement, on pourrait dire que c’est une fin ratée d’une série télé qui n’a jamais été réalisée.

 

Quelle série télé ?

Mulholland Drive était supposé être le pilote d’une série télé d’ABC qui était sensée à la fois faire d’ABC la chaîne du moment et redonner à Lynch le succès qu’il a connu à l’époque de Twin Peaks –comme le faisceau d’un projecteur. Pas de chance, la chaîne a accepté le script, mais a émis des réserves en voyant le résultat filmé. Apparemment Lynch a essayé de couper les 40 dernières minutes, mais ABC n’aimait pas plus. Il a fini par trouver une compagnie de production française, Studio Canal, pour s’assurer des fonds. Il a à nouveau réuni le casting, filmé les scènes additionnelles, et créé un film à présent sorti.

 

Qu’essaie donc de dire Lynch à propos d’Hollywood ?

Vous ne pouvez pas vous empêcher de remarquer que personne ne s’en sort réellement bien dans ce monde fétide. Dans ses interviews, Lynch a blâmé ABC. Alors qu’il précise que la chaîne avait accepté le script avant qu’il ne le filme, il est difficile de croire qu’une personne sensée pourrait imaginer qu’une chaîne populaire diffuse une histoire comme celle-ci. Et nous sommes un tant soit peu suspicieux quand un réalisateur comme Lynch –auquel on a donné des dizaines de millions de dollars pour filmer des histoires extraordinairement noire, parfois positivement inhumaines (Sailor et Lula par exemple) pendant plus de 20 ans- se plaint d’Hollywood. Il a été nominé deux fois aux oscars comme meilleur réalisatuer. De quoi peut-il se plaindre ?

Cela dit, le film n’est certainement pas polémique. Lynch semble plutôt détaché de tout ça. Le personnage d’Adam ressemble à une vision dérisoire de lui-même. Les nuances et le respect implicite de Lynch pour la magie de cet art font de ce film un portrait complexe de cette industrie.

 

Et la raison artistique des ces longues scènes de lesbianisme serait…

Il joue avec l’idée qu’Hollywood utilise les femmes majoritairement comme des objets sexuels de façon explicite –excepté qu’il formule cela à sa façon, faisant de l’univers de ces femmes un monde clos, du moins quand Diane le rêve. Mais bien sûr, à la fin, elle fait ce qu’un film hollywoodien fait habituellement à une Camilla –imaginant qu’elle est un objet vide qu’elle peut posséder.

 

En définitive, Mulholland Drive est le film le plus sympathique de Lynch, particulièrement pour les femmes. Même si le rêve de Diane est un vaste repentir pour un crime terrible, la densité de son caractère, l’expansivité de ses rêves et désirs, et l’attention aiguisée de son imagination, tout cela fait d’elle l’unique chose qu’elle aurait voulu être : l’ultime héroïne de film. Et elle n’est juste qu’une partie du milieu dense de ce film. Le ballet des stars vieillissantes et des fraîches starlettes capture ineffablement l’attention de l’implacable pouvoir d’Hollywood. Lynch semble appréhender le processus pervers qui pousse les femmes à se réinventer elles-mêmes : par un brillant talent, comme le fait Betty ; désespérément, à la manière de Diane ; en empruntant, comme le fait Rita, se construisant une nouvelle identité à partir d’une affiche de film ; ou sexuellement, comme Camilla. Toutes, et ils semble avoir peine à l’exprimer, sont lancées corps et âmes dans le business de l’accomplissement des rêves, la raison pour laquelle nous, en tant que consommateurs, allons aussi bien au cinéma. Vrai ?

A C C U E I L